Je discutais récemment avec une amie au sortir d’une pièce, et elle me disait : je me suis ennuyée, donc c’était mauvais. Avis certes radical mais qui reflétait ce qu’elle avait ressenti. Hier, avec Richard III, ces quatre heures trente m’ont semblé durer 4 minutes. Moi qui m’inquiétais de la durée, des critiques et avis plutôt négatifs lus ici et là, je n’ai pas vu le temps passer et les quelques imperfections m’ont paru dérisoires au regard de l’envoûtement ressenti dès les premières minutes. Je ne me suis pas ennuyée, et c’est ça que je recherche quand je vais au théâtre : être captivée par un texte, une histoire, me sentir en empathie avec des personnages (qu’ils soient abjects ou délicieux, peu importe), me laisser emporter par les lumières, savourer (ou oublier) la mise en scène, les costumes etc… Tout a le droit de pas être totalement parfait, du moment que je suis emportée.
Riez messieurs, riez mesdames, mais ces 4 heures 30 m’ont tellement déconnectée de mon quotidien que j’ai l’impression de revenir de week-end, alors que j’ai dormi seulement 4 heures (on a refait la pièce après la pièce, on a voulu y revenir, en reparler, la ressasser, comparer nos dissensions, nos accords).
En fait je reviens juste du théâtre où j’ai vu Richard III. Je reviens de l’Odéon où j’ai passé 4 heures 30. Je reviens de Londres où j’ai passé trois ans. Je reviens d’une expérience que j’ai plus qu’aimé. Déjà, il y a le texte : pas massacrée, captivante, la langue de Shakespeare est là et bien là. On se délecte des formules, des intrigues, du machiavélisme démoniaque de Richard III, de la noirceur de ses desseins. On se délecte de désespoir de Lady Anne quand elle apprend que Richard est monté sur le trône, on partage le dégoût de la duchesse d’York pour son fils maudit…
Pas de décors, ou réduits au minimum, mais une scénographie sombre, un échafaudage, quelques chaises, des panneaux, voilages, une atmosphère gothique toute en tons noirs et blancs, sublimée par quelques touches écarlates ; les lumières (faisceaux, rayons, projecteurs qui balaient salle et scène ou qui figurent les barreaux d’une cellule) suffisent à compléter le décor.
L’énergie, la force, la fougue dégagées par les comédiens sont impressionnantes. Thomas Jolly œuvre en créature centrale et hybride, monstre perfide et maléfique qui sera rattrapé par ses démons et les fantômes de ses victimes. Sa prestation, tellement énergique qu’elle en écrase parfois les nuances, est tendue du début à la fin, il happe l’espace, joue avec sa voix (à la diction parfaite) et son corps, claudiquant, bondissant, filant ces 4 heures 30 avec une fluidité et une facilité étonnantes. Autour de lui, une troupe investie, en osmose avec lui. Si d’aucuns ont qualifié Thomas Jolly de narcisse, j’ai au contraire vu une famille jouer ensemble sans que personne ne soit écrasé par le rôle pourtant écrasant de Richard III.
Quant à la mise en scène, elle cumule les effets musicaux (le couronnement de Richard III se transforme en concert pop / rock entrainant (peut-être un chouya racoleur, et le public ne suit pas forcément, du moins hier ; avec, avouons-le, quelques effets superflus comme ce danseur / sanglier qui montre son fessier et fait un doigt d’honneur). OK c’est un peu foutraque parfois, avec des symboles futuristes (les caméras de surveillance du royaume, les jeux vidéo des petits princes), une double mort pour Richard III, mais on est immergés dans cette vague de folie et on se laisse porter par la déferlante jollyenne sans la moindre résistance.
Voilà. Pour moi, le théâtre, c’est pour beaucoup l’amour que porte le metteur en scène à un texte, son envie de le faire partager, la joie qu’il éprouve à façonner ses comédiens, et la joie des comédiens à faire vivre leurs personnages et partager à leur tour cet amour. C’est ce que j’ai vu hier : une déclaration d’amour transmise par une troupe à son public. Ça suffit amplement à mon bonheur…

Photo Nicolas Joubard
Richard III, de William Shakespeare
Théâtre de l’Odéon, puis en tournée
Mise en scène Thomas Jolly
avec Damien Avice, Mohand Azzoug, Etienne Baret, Bruno Bayeux, Nathan Bernat, Alexandre Dain, Flora Diguet, Anne Dupuis, Émeline Frémont, Damien Gabriac, Thomas Germaine, Thomas Jolly, François-Xavier Phan, Charline Porrone, Fabienne Rivier.

Photo Brigitte Enguerrand
Pingback: Quand Jean Lambert-Wild nous entraine à la fête : un Richard III magnifique et burlesque | théâtr'elle