Une vaste pièce faite de murs recouverts de carrelage nu, un lavabo à jardin, quelques fauteuils au centre un lit, vide. A cour une immense cage de verre peut avancer ou reculer. Fond de scène à cour, une porte à double battants. Le tout est triste, clinique, à la milite du sordide et va servir de décor aux trois versions de Phèdre que sert ici le polonais Krzysztof Warlikowski. La première, écrite pour l’occasion par le québécois-libanais Wadji Mouawad, se passe dans un espace temps indéterminé : un pays d’Orient où Norah Krief interprète une magnifique et lourde chanson en arabe, tandis que danse une sculpturale jeune femme (dé)vêtue de paillettes (Rosalba Torres Gerrero). Aphrodite/Isabelle Huppert apparaît, vêtue d’un trench noir sur une guêpière, lunettes noires, sa chevelure est longue et platine. Aphrodite la chienne, la pute de luxe comme elle le dit, deviendra la Phèdre à l’entrejambe sanglant tandis qu’Hyppolite est un jeune éphèbe métisse. C’est elle qui poignardera Hyppolite avant de se suicider.

Photo Pascal Victor
Dans la seconde, d’après « Un amour de Phèdre », la pièce de Sarah Kane, Phèdre est consumée de désir, prête à tout, prête à tout braver et tout oser pour assouvir son désir pour Hyppolite, enfermé dans sa cage et dans son monde, Hyppolite qui passe ses journées à se masturber dans ses chaussettes, s’y moucher aussi, à jouer à des jeux vidéo. L’écran de sa chambre passe en boucle la scène de la douche dans Psychose tandis que Phèdre s’agenouille entre ses jambes.
Dans la troisième, enfin, tirée du roman de J.M. Coetzee Elizabeth Costello, la conférencière est interrogée par un journaliste sur la passion féminine et les relations interdites entre hommes et Dieux et finira par se lever et dire (enfin) les vers de Racine.

Photo Pascal Victor
Trois versions, donc, trois pièces en une où plusieurs visions du désir féminin et de la passion sont évoquées. Scénographie millimétrée, mélange des genres et utilisation massive des projections vidéo : les gros plans ajoutent à la beauté vertigineuse de certaines séquences et démultiplient à l’envi de le visage d’Isabelle Huppert. C’est beau, parfois, c’est trop, souvent. Tout comme l’esthétique très porno-chic, notamment dans la deuxième version, qui provoque et mélange sensualité et objetisation de la femme réduite à un morceau de chair, à un désir primal et uniquement charnel, que ce soit Phèdre ou Strophe, sa fille (Agata Buzek, excellente). Toute l’esthétique est concentrée sur la sexualisation, la « charnelisation » de l’intrigue aux dépens de la passion amoureuse.
Une esthétique sourde donc, et trois Phèdre aussi troublantes que déroutantes parfois. Et dans cette profusion des sens et des images surnage Isabelle Huppert, aussi sublime qu’exaspérante parfois, omniprésente, multiple, fascinante et irritante. On l’aime ou on la déteste, selon les moments. Sa diction est parfaite mais souvent lancinante, trainante. On aime la détester, elle captive, avale, absorbe la lumière mais c’est surtout dans la dernière partie qu’elle exprime, enfin, la violence d’une passion, d’un désir, l’incandescence de l’amour. A la fin seulement donc, quand Isabelle Huppert dit enfin, les vers de Racine :
« C’est peu de t’avoir fui, cruel, je t’ai chassé.
J’ai voulu te paraître odieuse, inhumaine,
Pour mieux te résister, j’ai recherché ta haine.
De quoi m’ont profité mes inutiles soins ?
Tu me haïssais plus, je ne t’aimais pas moins »
A la fin seulement, donc, on est enfin emporté par la passion. Avant, c’était du vent.

Photo Pascal Victor
Phèdre(s), de Wajdi Mouawad, Sarah Kane, J. M. Coetzee.
Théâtre de l’Odéon, Paris 6.
Mise en scène : Krzysztof Warlikowski.
Avec Isabelle Huppert, Agata Buzek, Andrzej Chyra, Alex Descas, Gaël Kamilindi, Norah Krief, Rosalba Torres Guerrero.
Réservations au 01 44 85 40 40
Jusqu’au 13 mai.