Il faut imaginer Sisyphe heureux, disait Camus. Sisyphe condamné à faire rouler une roche, inlassablement, remontant toujours et encore la pente d’une colline. Fragan Gehlker, lui, remonte inlassablement une corde lisse. Suspendues au faîte du Monfort (18 mètres au bas mot), cinq cordes attendent que le circassien les agrippe et s’y hisse. Quelques matelas et mousses de fortunes sont entassés sous l’une d’elles, des tréteaux fatigués, un vieux magnétophone à bande. Le tout semble en attente de quelque chose et en même temps parait totalement immuable et là depuis toujours. Frangan Gehlker est déjà là, il s’échauffe, s’étire, tandis qu’Alexis Auffray son complice distribue des pop-corn au public qui prend place dans le dispositif quadri-frontal du théâtre ; il accompagnera le circassien au violon, fera tomber les cordes, déclenchera des bandes sons, inlassablement fera chuter son complice et inlassablement le remettra à l’ouvrage en utilisant pleinement la structure du théâtre : Fragan Gehlker grimpe, s’accroche aux poutres, aux cintres, s’appuie sur la passerelle, se raccroche aux câbles électriques. Remonte vers un sommet toujours plus inatteignable.
C’est une sorte de spectacle en suspension dans le temps, où le public ne peut que retenir son souffle quand les cordes cassent, se détachent, et que l’homme, tel un funambule vertical remonte infatigablement vers des sommets qu’il semble le seul à percevoir.
Alors que la voix de Camus résonne (« ça ne dure pas un peu longtemps, là ? »), déclenchant chez les spectateurs des rires discrets de compassion à moins que ce ne soit de la bienveillance, l’homme observe la foule sans jamais dire un mot. On ne sait s’il cherche l’approbation du public, s’il le défie, ou si simplement il affirme son mépris du danger et son irrépressible besoin de s’élever vers le ciel. Encore, encore, et encore.
Le vide, essai de cirque, dégage une sorte de sérénité altière dans sa proposition scénique. Comme si le coté dérisoire de ces tentatives se faisait le miroir de nos existences. Comme si à nos certitudes Fragan Gehlker rétorquait par l’absurdité de son entreprise, et qu’on ne saurait plus laquelle, de la sienne ou des nôtres, est la plus sensée.
Le public sort peu à peu tandis que le circassien, opiniâtre, s’empare d’une corde et continue. Il faut imaginer Sisyphe heureux, affiche Alexis Auffray, en tournant autour de Ghelker sur des rollers. Fragan Ghelker l’affirme silencieusement.

Photo Alain Guichaoua
Le Vide – essai de cirque
Fragan Gehlker (acrobate), Alexis Auffray (création musicale et régie de piste), Maroussia Diaz Verbèke (dramaturgie)
Le Monfort Théâtre, du 2 au 21 mai 2016
Réservations au 01 56 08 33 88

Photo Alain Guichaoua