
Photo Christophe Raynaud de Lage
Quel autre endroit que le Palais des Papes érigé par l’inquisiteur Benoit XII et le fastueux Clément VI pouvait accueillir le retour de la Comédie Française au Festival d’Avignon ? La violence et la décadence de la famille von Essenbeck imaginée par Luchino Visconti dans Les damnés résonnent étrangement dans les effluves de faste et de seigneurie sur lesquelles reposent les fondations du Palais. Prés de 700 ans après, Ivo van Hove et la troupe du Français plantent dans l’espace monumental le décor d’une fresque sulfureuse sur fond de montée du nazisme, de soif de pouvoir, de déchirures familiales et d’ambitions politiques.
Sur scène, un décor réduit à sa plus simple expression : un vaste plateau orange (couleur de feu) bordé à cour par 6 cercueils ouverts qui attendent leurs victimes et à jardin par des tables, miroirs, lits, portants devant lesquels les comédiens s’habilleront et se prépareront au fil des scènes. En fond de plateau un vaste écran projettera les images tournées en direct par l’équipe de Tal Yarden, fidèle au metteur en scène flamand. Au dessus de l’écran, 4 musiciens souligneront les moments forts du spectacle.
Le décor monacal est planté, le récit de l’horreur peut débuter. La richissime famille d’industriels von Essenbeck s’apprête à fêter l’anniversaire du patriarche, Joachim von Essenbeck (Didier Sandre). L’homme a fait fortune dans la sidérurgie. Il pleure son fils aîné, mort pendant la première guerre mondiale et condamne Hitler et ses idées ; mais il s’allie la mort dans l’âme au parti et met ses usines au service de l’armement de guerre. Autour de lui, Sophie (Elsa Lepoivre), sa belle-fille devenue veuve, calculatrice et ambitieuse, est la mère de Martin von Essenbeck (Christophe Montenez), jeune homme torturé à la sexualité ambigüe. Elizabeth (Adeline d’Hermy) la nièce de Joachim est là, avec son mari Herbert Thalman (Loïc Corbery), le juif libéral opposé aux nazis ; Konstantin von Essenbeck (Denis Podalydes) membre des SA, Gunther von Essenbeck son fils (Clément Hervieu-Léger), Aschenback (Eric Genovese), un cousin membre des SS est là, de même que Fredriech Brukman (Guillaume Gallienne), ingénieur de l’usine familiale et amant de Sophie von Essenbeck. L’annonce de l’incendie du Reichstag va plonger la famille dans le chaos et la démence. Meurtres, inceste, pédophilie, ambitions, rage et fureur vont décimer la prospère famille jusqu’à l’anéantissement via l’avènement de la haine.
Dans un dispositif chirurgical, Ivo van Howe entraîne les spectateurs dans la tourmente et la folie qui vont faire vaciller cette famille. La video tournée en direct par l’équipe de Tal Yarden (il faudra au spectateur s’habituer à la présence du caméraman qui suit les comédiens sur scène) est diffusée en temps réel sur le fond de scène. Le procédé intensifie à la fois l’horreur et magnifie le jeu des comédiens mais peut aussi distancier le spectateur en le laissant en marge de la violence exprimée. Alors que les cercueils accueillent leurs victimes, les cuivres des musiciens rugissent et les comédiens viennent faire face au public passif dans un silence polaire violemment éclairé. Le jeu reprend et l’écran diffuse les images des victimes hurlant dans leurs cercueils leur désespoir, leur résignation ou leur rage. Il sera d’ailleurs intéressant de voir comment la mise en scène sera adaptée à la salle Richelieu cet automne.
Le tout est à la fois moralement glaçant et glacialement clinique. La multiplication des effets, le visages des comédiens filmés et projetés, les images d’archives (incendie du Reichstag, Dachau, nuit des Longs Couteaux…), l’éclairage violent du public à chaque personnage sacrifié sur l’autel des ambitions et de la rage sont contrebalancés par de sublimes images et scènes comme le seul regard trouble de Martin quand il est en présence des enfants ou de sa mère, les larmes d’Elizabeth, la résignation de Herbert Thalman quand il entre dans son cercueil, la froideur impénétrable et vénéneuse du regard de Aschenback, la folie ivre et décadente de Konstantin dans une scène d’une crudité et d’une nudité rageuses.
Cette mise en scène implacable et parfois trop distanciante pour le public est admirablement servie par l’interprétation magistrale des comédiens-français : de Didier Sandre, mélancolique et résigné à Eric Genovese en insidieux reptile, en passant par Elsa Lepoivre, calculatrice et diabolique, Denis Podalydes, comme toujours remarquable caméléon au service de ses rôles, ou Christophe Montenez, confusément instable à la fois bourreau et victime, l’équipe de Eric Ruf propose ici une effroyable, glaciale vision d’une famille qui plonge dans la folie la plus abjecte.
En ces temps de folie et de terreur, de raisons qui vacillent et d’horizons brouillés par des relents de nationalisme et d’extrémisme, Ivo van Hove et la troupe du Français prouvent s’il en était encore besoin que le théâtre existe aussi et surtout pour s’opposer à la folie, à la haine rampante et l’ignorance sourde par ses témoignages brûlants, ses messages et valeurs indéfectiblement proclamés face à l’ignominie et la fureur des hommes.
Les damnés, d’après le scénario de Luchino Visconti
Mise en scène Ivo van Howe
Avec : Sylvia Bergé, Éric Génovèse, Denis Podalydès, Alexandre Pavloff Guillaume Gallienne: Elsa Lepoivre Adeline d’Hermy Clément Hervieu-Léger Didier Sandre Christophe Montenez, Sébastien Baulain, Jennifer Decker, Basile Alaïmalaïs, Tjomas Gendreonneau, Ghislain Grelllier, Oscar Lesage, Stephen Tordo, Tom Woznicka, Ludmilla Roitbourd ou Margot Smither, Joya Doux ou Gaia Thallman, Agathe Brunetto ou Louise-Hana Golovine.
Musiciens : Bl!ndman : Koen Maas, Roeland Vanhoorne, Piet Rebel, Raf Minten.
Équipe artistique :
Scénographie et lumières : Jan Versweyveld
Costumes : An d’Huys
Vidéo : Tal Yarden
Musique originale et concept sonore : Eric Sleichim
Dramaturgie : Bart Van den Eynde
Assistant à la mise en scène : Laurent Delvert
Assistant à la scénographie : Roel Van Berckelaer
Assistant aux lumières : François Thouret
Assistant au son : Lucas Lelièvre
Pingback: LA RESISTIBLE ASCENSION D’ARTURO UI, B. Brecht, par K. Thalbach, Comédie-Française | Théâtr'elle
Pingback: LA NUIT DES ROIS OU TOUT CE QUE VOUS VOULEZ – W. Shakespeare, MES Thomas Ostermeier – Comédie Française | Théâtr'elle
Pingback: ELECTRE ORESTE, d’après Euripide, MES Ivo van Hove – Comédie Française | Théâtr'elle