Affreusement goujats, odieusement butors et furieusement asociaux, tels sont les quatre rustres dont vont se jouer quatre épouses et fille frondeuses dans la savoureuse comédie de Goldoni actuellement en tournée avec la troupe du Français. Ces rustres sont Lunardo, Maurizio, Canciano et Simon, des marchands vénitiens aussi viscéralement machistes que naïvement béotiens : leurs femmes et filles sont faites pour rester à la maison, sans sorties ni fanfreluches ou toute autre billevesée du même acabit qui viendrait jeter l’opprobre sur leur réputation de sage et honnête bourgeois. Aussi quand Lunardo décide de marier sa fille Lucietta au fils de Maurizio sans que jamais les deux jeunes gens se soient rencontrés, leurs femmes décident de se jouer d’eux et imaginent une ruse pour favoriser la rencontre des deux innocents avant la noce.
Dans cette farce tout aussi drôlissime que picaresque les comédiens français se régalent en impayables goujats : Christian Hecq (Lunardo) est irrésistible en veuf remarié macho-bourru-malotru, aussi désespérément grognon que touchant (« Je l’aime bien, ma foi ; si fait, je l’aime bien, mais, sous mon toit, je ne veux voir d’autre maître que moi ! »). Nicolas Lormeau joue avec plaisir les pères butés – ânes bâtés suivi par Gérard Giroudon et Bruno Raffaelli en époux-géoliers bas du plafond mais convaincus de leur bon droit. Face à eux, les femmes ne sont pas en reste : Clotilde de Bayser est une fieffée résistante, insupportablement têtue, accompagnée par Coraly Zahonero et Céline Samie qui s’amusent en épouses apparemment soumises mais… pas que. Les jeunes Rebecca Marder, Julien Frison et Laurent Natrela, moins présents, sont eux aussi attendrissants.
Mais ce qui fait le sel de la pièce, outre la mise en scène plutôt classique mais toute en vivacité de Jean-Louis Benoit, ou le décor volontairement sombre et austère de ces appartements-prisons, c’est la saveur du propos goldonien. Sous l’exquise drôlerie et la farce comique, on se surprend à trouver ces butors de maris en réalité carrément touchants : si la satire sociale épingle la vanité et l’obscurantisme dont font part ces inénarrables rustres, on s’émeut au final aussi de leur tendresse cachée pour leurs épouses, de leur incapacité à se passer d’elles et de leur terreur silencieuse à l’idée de se retrouver seuls. Ces femmes (in)soumises cachent aussi sous leur rébellion effrontée un réel attachement pour leurs maris et ne réclament au final rien d’autre que d’être mieux aimées. Dans une société vénitienne en pleine mutation, nos quatre rustres sont en réalité terrorisés par le changement et la peur de perdre leurs prérogatives, leurs femmes, leurs identités telles qu’on les leur a inculquées.
Goldoni, comme tant d’autres, l’a très bien dit : sans la femme, l’homme n’existe pas ; mais il ne le sait parfois pas. On s’aime donc beaucoup mais mal, dans cette comédie au rythme effréné, jusqu’à l’épilogue drolatique et joyeux. Et le public aime tout autant ces Rustres gouleyants qui se dégustent avec beaucoup, beaucoup de gourmandise.
Les Rustres, de Carlo Goldoni
Traduction de Gilbert Moget
Mise en scène Jean-Louis Benoit
Avec : Gérard Giroudon, Bruno Raffaelli, Coraly Zahonero, Céline Samie, Clotilde de Bayser, Laurent Natrella, Christian Hecq, Nicolas Lormeau, Julien Frison, Rebecca Marder
CDN Sartrouville les 4 et 5 octobre
En tournée à :
Théâtre Montansier – Versailles du 9 au 11 décembre puis les 30 et 31 décembre 2016
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