Il est difficile de trouver les mots, parfois, lorsqu’on se retrouve face à une pure merveille qui nous a laissés sans voix, sans autre choix ou plutôt d’autre nécessité viscérale, primaire, que celle d’applaudir frénétiquement une fois le noir revenu ; le noir, ou le rouge écarlate de la passion et du sang, qui se sont abattus sur la scène des Ateliers Berthier après la représentation de Vu du Pont. Mais avant une fin paroxystique, donc, il aura fallu que la tragédie s’installe, enfle, gonfle et devienne de plus en plus étouffante. Une tragédie qui prend source dans la famille d’Eddie Carbone, un immigré italien installé à Brooklyn, qui sue comme docker pour offrir un hypothétique meilleur à sa femme Béatrice et leur nièce Catherine qu’ils élèvent depuis la mort de sa mère. Il faudra l’arrivée de leurs cousins Marco et Rodolfo, qui immigrent clandestinement et s’installent chez Eddie et Béatrice pour que se mette peu à peu en place l’inéluctable tragédie.
Il est resté tout aussi impuissant que moi tandis qu’il la voyait courir à sa fin sanglante…
Arthur Miller était maitre pour extraire de situations ordinaires un suc resserré, un concentré d’humanité mise en exergue et dépouillée de tout artifice. La mise en scène d’Ivo van Hove est tout aussi brillante en se concentrant sur le texte (et une nouvelle traduction de Daniel Loayza). La scénographie est épurée à l’extrême : un cube noir qui en s’ouvrant révèlera un espace tri-frontal entièrement nu, bordé sur trois cotés par les spectateurs. Dans cet espace, proscenium ou arène, évoluent les acteurs de cette tragédie. L’avocat Alfieri est le narrateur : chœur antique, témoin impuissant, rapporteur impartial, il raconte le drame, comment Eddie va chavirer en comprenant que Catherine est amoureuse de Rodolfo. Un amour paternel qui se trouble insidieusement jusqu’à basculer : Charles Berling est sidérant de justesse en homme ravagé par la passion. Il réussit, avec un jeu tout en retenue, concentré sur l’essentiel, à déployer une puissance encore plus animale, irradiée par le désespoir et la colère fulgurants qu’Eddie éprouve à la fois contre sa presque fille, contre son amant et contre lui-même. La direction d’acteurs millimétrée d’Ivo van Hove ne laisse pas en reste les autres comédiens : Caroline Proust (Béatrice) incarne la douceur et la douleur d’une femme qui sent et devine la passion dérivante de son mari et le voit, impuissante, dévier vers une folie dévastatrice. Pauline Chevalier est une Cathy toute en exaltation, sorte de Lolita à la fois provocante et innocente. Nicolas Avinée (Rodolfo) incarne la jeunesse impatiente, celle qui vient braver un pays inconnu et plonge dans un avenir tout neuf avec la fougue pour seule arme. Alain Fromager (l’avocat), Laurent Papot (Marco), Pierre Berriau, et Frédéric Borie complètent une distribution dirigée avec précision et sont les pièces parfaitement équilibrées d’un tableau d’une humanité saisissante où les silences sont encore plus stridents, où la violence, exacerbée, rampante, ne cesse de gronder petit à petit jusqu’au final époustouflant, sidérant, qui emporte tout et laisse le spectateur béat, silencieux, assommé, avant qu’il se relève et applaudisse à tout rompre.
On en ressort stupéfait, hanté pendant longtemps par cette plongée en apnée dans cette famille banale, qui ne voulait que vivre mieux mais qui sera pulvérisée par la passion. Des hommes et des femmes ordinaires dont les destinées s’inscrivent malgré eux dans une tragédie plus universelle et hypnotique. Une merveille, donc.
Vu du pont
Arthur Miller
Mise en scène Ivo van Hove
Avec Nicolas Avinée, Charles Berling, Pierre Berriau, Frédéric Borie, Pauline Cheviller, Alain Fromager, Laurent Papot, Caroline Proust
traduction française Daniel Loayza
décor et lumière Jan Versweyveld
costumes An D’Huys
Théâtre de l’Odéon jusqu’au 4 février 2017
Réservations au 01 44 85 40 40