Christiane Jatahy chamboule la Comédie Française
Décidément la Comédie Française bouscule et se bouscule en cette saison 2016-2017. Après le scénario des Damnés revisité par Ivo van Hove c’est au tour du film de Jean Renoir, La règle du jeu, d’être adapté cette fois-ci par Christiane Jatahy. Si la metteur en scène brésilienne conserve la trame du scénario de Renoir et ses principaux dialogues, elle ne manque pas de donner un petit goût d’aujourd’hui à sa version : la belle Christine est d’origine marocaine, André Jurieux franchit la Méditerranée pour sauver des migrants. On chantera sur Dalida tandis que Robert, le maître des lieux passionné de cinéma, filmera ses invités (caméra ou drone au poing) dans sa demeure qui n’est autre que la Comédie-Française elle-même, où l’on suivra les invités des loges aux cuisines en passant par le hall et les coulisses. C’est réécrit, donc, mais pas tant et Christiane Jatahy garde le sel intrinsèque de la Règle du jeu : pendant cette soirée où la fête et le plaisir sont de mise, les invités, les hôtes, les domestiques vont s’abandonner, au gré des rencontres furtives au détour d’un couloir, des confidences chuchotées et des regrets soupirés, au jeu de l’amour et du hasard… au jeu des faux semblants et des désirs cachés.
Des comédiens aux talents protéiformes
Et comme c’est justement Christiane Jatahy qui s’attelle à la tâche, on y retrouve sa patte et son oeil, son regard toujours cinématographique : les 26 premières minutes de la pièce sont un film projeté sur le grand écran blanc installé face aux spectateurs. Vingt-six minutes de film où l’oeil et la caméra jatahienne parviennent à capter les regards cachés, rendre vivants les silences, effleurer les regrets, éclairer les visages et dévoiler les non-dits. Si nul n’a besoin de prouver le talent des comédiens-français, Christiane Jatahy parvient, que ce soit derrière sa caméra ou sur scène, à sublimer leur jeu : Laurent Laffite (André Jurieux) devient vibrant de regrets et de trouble devant la fascinante Christine (Suliane Brahim) aussi ambigüe que passionnée ; Elsa Lepoivre crève encore une fois l’écran / la scène en Geneviève désenchantée qui s’abandonne dans l’ivresse, Julie Sicard est une Lisette toute en provocation révoltée et malicieuse, Bakary Sangaré est un Edouard Schumacher inféodé à sa jeune femme mais consumé de jalousie ; Jérémy Lopez s’amuse, amuse en maître les lieux : fou, joyeux, amoureux, dépassé, le tout jeune Sociétaire n’en finit pas de dévoiler les pans toujours plus impressionnants de son talent. On n’oubliera pas Jérôme Pouly ni l’impeccable Serge Bagdassarian, sorte de Monsieur Loyal aux chansons délicieusement joyeuses et partagées et surtout, le méconnaissable au premier regard mais indubitablement impeccable Eric Génovese (Marceau), qui n’en finit pas de me surprendre et me ravir dans chacun de ses rôles.
Des spectateurs immergés
Ils s’amusent tous, donc, et se régalent visiblement à surprendre et retourner le public du Français : sur l’écran, puis dans la salle (alors que la transition écran / scène s’est faite tout à fait naturellement), les coulisses ou les loges, ils offrent un spectacle protéiforme qui balaie d’un grand revers de culot, d’audace et de liberté les codes de la maison de Molière. Le public, quelque peu interdit, se laisse peu à peu submerger par la vague. Il n’est plus le spectateur attentif mais un invité immergé dans un spectacle qui se joue sur écran, sur scène, dans les loges et dans la salle. Envahi, l’hôte du français se laisse emporter. Invité, il tape des mains en entonnant du Céline Dion, voyeur, il surprend les amants dont les visages sont décuplés par les écrans, confident, il tremble pour celui dont il devine le tragique destin.
Quelques spectateurs seront restés de glace, ou bien seront craintivement restés sur leur garde devant tant de chambardement : nul doute qu’ils y reviendront, attirés par ce vent de nouveauté et de grâce qui souffle sur le Français. Nous, on aime, on aime même beaucoup. Et si ce qui était subversif chez Beaumarchais (mis en exergue par Jean Renoir dans son générique), ou dans l’histoire de la Règle du jeu en 1939, si la critique de la bourgeoisie et les rapports maîtres-domestiques sont teintés de désuétude aujourd’hui, Christiane Jatahy réussit à saisir l’inaltérable et indéfectible sel des relations humaines, l’amertume des amours passées et des regrets consumés, la joie pétillante des espoirs innocents, les colères et les renoncements, les désirs, les petites ou les grandes hypocrisies, les courages effrités et les lâchetés rampantes. Un travail d’orfèvre et un travail d’équipe qui nous laisse cois avant de nous transporter.
On recommence ?
La Règle du Jeu
D’après le scénario de Jean Renoir
Mise en scène et version scénique : Christiane Jatahy
Scénographie : Marcelo Lipiani et Christiane Jatahy
Assistanat à la mise en scène : Marcus Borja
Avec : Éric Génovèse, Jérôme Pouly, Elsa Lepoivre, Julie Sicard, Serge Bagdassarian, Bakary Sangaré, Suliane Brahim, Jérémy Lopez, Laurent Lafitte, Pauline Clément
Piano : Marcus Borja
Comédie-Française
Jusqu’au 15 juin 2017
Réservations au 01 44 58 15 15