Un hommage qui manque d’impact
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Bertold Brecht vit ses oeuvres brulées lors de l’autodafé du 10 mai 1933 à Berlin et fut déchu de sa nationalité allemande deux ans plus tard. En 1941, lors de son exil en Finlande, il écrivit La résistible Ascension d’Arturo UI en seulement trois semaines.
Cette résistible ascension est un brûlot contre Hitler sous forme de parabole : le dictateur y est représenté en apprenti gangster, mafieux à deux balles qui saura se hisser au rang de parrain absolu et maître sans pitié en exploitant les revendications du trust du chou-fleur dans le Chicago des années 30. Chantage, pots de vin, intimidations, meurtres, manipulation des populations, chaque étape de l’ascension d’Arturo fait implicitement référence aux marches gravies par Hitler pour parvenir au pouvoir. Si tous les personnages sont inspirés de l’entourage du chancelier : Ernesto Roma pour Röhm, Gori pour Goring, Dollfoot pour Dollfuss, Gobbola pour Goebbels, et enfin Arturo Ui pour Adolf Hitler, c’est l’expressionnisme allemand qui prévaut : les bandits sont loufoques, burlesques, le trait est volontairement forcé, les maquillages outranciers, les faciès clownesques.
Et visiblement les comédiens français se régalent dans cette démesure brechtienne : Laurent Stocker incarne un Arturo Ui dans la lignée du Dictateur de Chaplin : tour à tour faiblard, geignard, il se transforme peu à peu en despote tyrannique avec force mimiques, gesticulations grandiloquentes et regards noirs. Jeremy Lopez est un machiavélique et fascinant Gobbola-Jocker tandis que Serge Bagdassarian est irrésistible en tyrannique et obèse Gori. Impossible de citer tous les autres, si ce n’est le méconnaissable et toujours parfait Eric Genovese en crooner affable, Michel Vuillermoz en comédien-professeur aussi imbibé que délicieusement ridicule – et admirable, Florence Viala, Thierry Hancisse et j’en passe. Une partition qui visiblement les régale, les pousse à jouer et surjouer selon les codes typiques du Volkstheater dans une scénographie réussie où les personnages évoluent dans les rets d’une gigantesque toile d’araignée.
Pour autant, tant de distanciation, de traits volontairement grossis, de grotesque, sont-il aujourd’hui le meilleur moyen de dénoncer, de toucher, d’alerter ? A l’heure où encore une fois l’extrémisme vient ramper sous nos portes, ne doit on pas au contraire frapper les esprits par un propos plus clair, plus fort, plus explicite ? La distanciation chère à Brecht, si elle dénonçait avec cynisme la montée des extrémismes après que celle d’Arturo H ait eut lieu, est-elle aujourd’hui, alors que cette ascension a commencé certes mais peut encore être stoppée net, est-elle encore le meilleur moyen de toucher, de faire réagir, de faire prendre conscience du danger ? Aujourd’hui plus que jamais il n’est pas question de rire, mais d’avoir suffisamment peur pour agir et décider en son âme et conscience de faire front contre les extrémisme et la haine, le mépris et la cupidité, quelles que soient leurs formes et leurs représentants.
On rit, donc, devant cette outrancière et résistible ascension, on rit souvent parce qu’ils peuvent être parfaitement désopilants : mais le tyrannique et implacable Néron-Stocker, l’effrayant et serpentin Genovese-Aschenback, étaient à mon sens des signaux plus efficaces parce que réellement glaçants à brandir face au danger. Si Katharina Thalbach, née et nourrie par le Berliner Ensemble, rend ici un hommage respectable et atavique à l’expressionnisme allemand, la force du message semble s’être quelque peu évaporée au fil des ans. Pour autant ne baissons pas les bras et continuons d’opposer l’art, l’intelligence et l’ouverture à la bêtise, la crasse et la folie de tous les Arturo Ui du monde.

La Résistible Ascension d’Arturo Ui de Bertolt Brecht
Mise en scène de Katharina Thalbach
Comédie-Française, jusqu’au 30 juin
Réservations au 01 44 58 15 15.
Avec Thierry Hancisse, Éric Génovèse, Bruno Raffaelli, Florence Viala, Jérôme Pouly, Laurent Stocker, Michel Vuillermoz, Serge Bagdassarian, Bakary Sangaré, Nicolas Lormeau, Jérémy Lopez, Nâzim Boudjenah, Elliot Jenicot, Julien Frison
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