C’est difficile de trouver les mots pour parler de ces Barbelés, découverts hier à La colline. Difficile parce qu’on pense qu’on ne sera jamais assez convaincant, assez clair, que nos mots ne sauront pas transmettre la nécessité de ce spectacle, se seront pas à la hauteur de ce que nous avons vu. Il serait bien plus facile et confortable de se dire qu’on va garder tout ça pour soi, qu’on en parlera trop mal et que, après tout, le tweet d’hier suffisait. Pourtant, il est hors de question de se taire, hors de question de ne pas essayer de parler de ces Barbelés.
Ces barbelés, Annick Lefèbvre les imagine présents dès notre naissance : minuscules et imperceptibles au début, ils se terrent au creux de notre abdomen. Chaque parole censurée les nourrit, chaque mot ravalé les engraisse. Ils grandissent quand on préfère ne pas condamner, ils grossissent quand on s’indigne haut et fort pour une cause mais qu’on se tait pour une autre. Nos lâchetés sont leur engrais, nos faiblesses leur force. Et, quand ils auront suffisamment grandi, quand ils seront repus, ils atteindront nos cordes vocales, envahiront nous bouches et nous musèleront pour toujours.
Pour que cette fable nous dévore autant que ces barbelés, Annick Lefèbvre en a confié la narration à Marie-Eve Milot : au départ asexué, le personnage raconte comment, après une dernière rancœur non proférée, une dernière phrase ravalée, il/elle sent que les barbelés vont la faire taire à tout jamais. Elle se lance alors dans un ultime monologue, fait de bribes de souvenirs, de regrets, de non-dits. A travers la jeune femme, ce sont les renoncements, les petites compromissions, les silences d’une société devenue trop frileuse à condamner, à protéger, à défendre, qui se dessinent. Les mots aiguisés, les phrases acérées, mélangent l’âpreté et la poésie du québécois, atteignent les spectateurs en plein cœur autant que le regard de Marie-Eve Milot les perfore. C’est une sensation troublante que de se sentir transpercé par cette comédienne dont le corps tout entier semble abandonné au texte, enveloppe vide entièrement offerte à son personnage : Marie-Eve Milot n’est pas, elle vit et respire chacun des mots qu’elle prononce tout en devenant par là-même la parole libérée de milliers d’individus. Envoûtant.
Envoûtant comme cette urgence suggérée par la mise en scène d’Alexia Bürger : dans cette minuscule cuisine où grimpe petit à petit la menace d’une implosion, la tension s’installe progressivement jusqu’à devenir oppression, jusqu’à faire sentir aux spectateurs le lierre grimpant de ces barbelés qui rampent jusqu’à eux, jusqu’au final, tétanisant, abasourdissant. Mais ces barbelés, n’étaient-ils pas déjà en eux, depuis longtemps rampants ?
C’est difficile de trouver les mots, donc. Difficile mais nécessaire.
Les barbelés, de Annick Lefèbvre
Mise en scène de Alexia Bürger,
Avec Marie-Eve Milot