Sur la route de Ballybeg
Quand il s’installe dans la petite salle du Paradis au Lucernaire, le public ne remarque pas l’homme vouté, installé dans l’ombre sur l’une des chaises rouillées qui jonchent le sol. Une affiche annonce la venue le soir même – et ce soir seulement – du fantastique Francis Hardy. Le guérisseur écume les petits villages d’Ecosse et du Pays de Galles avec sa compagne et son impresario. Un homme qui d’une simple imposition des mains peut guérir du mal, libérer des souffrances. Est-ce un affabulateur, un escroc, un génie, un illuminé ? A-t-il ce don dont il semble tellement douter ?
Le récit de Brian Friel découpe l’histoire de Francis Hardy et ses deux acolytes en quatre monologues. Francis Hardy d’abord, l’homme à l’aura hors du commun, le gourou terrassé par le doute tant qu’il n’a pas guéri et qui noie ses terreurs dans des litres de whisky. Grace Hardy, ensuite, sa femme, ou sa compagne (sont-ils mariés ? ou amants ?) qui a tout laissé pour suivre cet homme qui l’aime si mal et l’humilie sans cesse du haut de son mal-être. Ils sont accompagnés de Teddy, l’impresario qui protège et subit, ami dévoué et sincère, probablement amoureux silencieux, protecteur par devoir et fidèle par dévotion. Ils racontent les errances, les villages et les fêtes, les soirées trop arrosées, les rares instants miraculeux quand Francis guérit, apaise, instants fugaces aussitôt rattrapés par le doute et noyés dans l’alcool. Les quatre récits s’entrecroisent, se recoupent, se contredisent, chacun disant les choses avec ses propres yeux, ses propres vérités, chacun déguisant la réalité pour ne pas souffrir.
Après Laurent Terzieffet Pascale de Boysson en 1986, Benoit Lavigne reprend ce texte peu joué et en confie l’interprétation à Xavier Gallais (en alternance avec Thomas Durand), Bérangère Gallot et Hervé Jouval. Xavier Gallais habite la salle, la scène, sa présence occupe totalement l’espace et l’homme est habité par son personnage, jusqu’à laisser la douleur de Francis Hardy faire couler des larmes sur ses joues. Il est pourtant d’une sobriété exemplaire, laissant le texte et le récit imprégner les spectateurs en les regardant toujours droit dans les yeux, le regard trouble de l’homme dévoré par le doute et ravagé par l’alcool. Bérangère Gallot est une Grâce incandescente, compagne sacrificielle éperdue d’amour, toujours humiliée, toujours présente. Hervé Jouval complète ce trio de solitudes en donnant beaucoup d’humanité et de douceur à son personnage de looser dévoué mais indispensable.
La mise en scène très dépouillée est au service du texte, soulignée par une bande son discrète mais toujours pertinente et donne pleins pouvoirs aux comédiens pour transmettre le texte envoutant de Brian Friel, le laisser envahir les spectateurs, les transporter très vite sur les terres âpres et rudes d’Irlande, d’Ecosse et du Pays de Galles, sur la route de Ballybeg dans le comté de Donnegal, traversé par les vents au son de quelques musiques celtes, sur les pas de ces trois marginaux à la fois magnifiques et pathétiques. Un beau moment qui donne aussi envie de découvrir comment Thomas Durand s’empare lui aussi de Françis Hardy, de réécouter ce récit et s’y immerger encore.

Karine Letellier
Guérisseur, de Brian Friel
Mise en scène de Banoît Lavigne
Avec Xavier Gallais, Thomas Durand, Bérangère Gallot, Hervé JOuval
Théâtre du Lucernaire, jusqu’au 14 avril
Réservations au 01 45 44 57 34