Couples au bord de la crise de nerfs
On peut dire que Carver est un des peintres de la classe moyenne américaine, un portraitiste réaliste qui croque et recroque inlassablement des couples au bord de la rupture dont la vie semble n’être qu’une longue errance au bord d’un précipice, lequel menace à tout moment de les aspirer. Sous les apparences banales de quotidiens factices se cachent les frustrations et les malaises sourds qui plantent insidieusement leurs graines dans les silences et les non-dits. Aux Bouffes du Nord, Guillaume Vincent s’empare de six nouvelles de l’écrivain et les entrelace avec brio pour dresser les portraits croisés de quatre couples dans chacune des deux parties du spectacle.
Jeux de miroirs
Dans chaque partie, les intérieurs de ces couples sont dressés en miroir : deux salons ou deux chambres installés côte à côte dans lesquels les comédiens évolueront. Les récits s’imbriquent, se croisent, se répondent, parfois s’entremêlent, sans que jamais le spectateur ne se perde dans les méandres existentiels des frustrations conjugales. Un apéritif entre voisins, une banale invitation à dîner, un couple qui se couche, une conversation qui dérape sous l’effet de l’alcool ou d’une pipe à eau, les langues se délient, les silences deviennent plus lourds jusqu’à l’inéluctable l’implosion.
Précision d’entomologiste
Dans la belle scénographie de James Brandily subtilement éclairée par Niko Joubert, les comédiens, qui jouent chacun plusieurs personnages / couples, oscillent entre joies factices et colères intérieures, malaises et peurs à commencer par l’excellente Emilie Incerti Formentini, remarquable de finesse et de drôlerie. Tous sont dirigés avec une grande précision et dessinent, d’un regard, d’une intonation, une série de portraits à la fois acides et amers, tendres et touchants, d’une classe moyenne américaine extérieurement normale mais dont le vernis ne demande qu’à s’écailler.
Bref, Guillaume Vincent réussit à saisir le sel des portraits de Raymond Carver et l’utilise pour dessiner à son tour et avec brio une série de tableaux saisissants et troublants, où le rire tempère intelligemment l’acidité du propos pour le rendre encore plus incisif. Une réussite.
Love me tender, d’après les nouvelles de Raymond Carver
Adaptation et mise en scène Guillaume Vincent
Scénographie James Brandily
Lumières Niko Joubert
Costumes Gwendoline Quiniou
Avec : Victoire Goupil, Émilie Incerti Formentini, Florence Janas, Stefan Konarske, Cyril Metzger, Alexandre Michel, Kyoko Takenaka, Charles-Henri Wolff – et en alternance Gaëtan Amie, Lucas Ponton-Lepaon, Simon Susset
Les Bouffes du Nord judqu’au 5 octobre – Réservations au 01 46 07 34 50