Jeux de guerre
Elle semble frêle, la jeune femme qui se présente au public. Frêle et en même temps solide, campée sur ses jambes, le regard droit. Sa taille, son poids, sa vue, son endurance ont été projetés en fond de scène avant qu’elle arrive : elle semble frêle et pourtant son corps entraîné est une machine qu’elle maîtrise. Elle est pilote dans l’US Air Force. En Irak, elle vole dans le ciel bleu aux commandes de son Tiger. Elle vole, elle cible, elle tire. Et puis, lors d’une permission, une rencontre, une grossesse. Quelques années de maternité plus tard le manque revient, le manque de bleu le manque de ciel le manque d’adrénaline. Elle veut reprendre du service, on l’envoie piloter un drone. Dorénavant, elle sera basée dans le Nevada tandis que son engin, piloté à distance, survolera les territoires de guerre. 10 heures par jour, elle ne verra que le gris des images caméra assise dans son fauteuil, et rentrera chez elle le soir, auprès de sa famille.
Il sera difficile de parler de Clouée au sol tant ce texte et l’interprétation de Pauline Bayle m’ont littéralement et sans jeu de mots clouée dans mon fauteuil, les larmes roulant sur mes joues sans même que je m’en aperçoive vraiment. Le texte, d’abord : sec, abrupt, ne laissant pas de place aux fioritures, happe le spectateur et l’entraine bien malgré lui dans les airs aux côtés de la jeune pilote ou bien dans cette caravane climatisée du Nevada, où, toute puissante, elle peut semer la mort sans jamais la risquer.
Du traumatisme de guerre en rocking chair, comme ces soldats américains s’appellent eux-mêmes (Rocking Chair Air Force), George Brant dessine les mécanismes qui peu à peu se mettent en place : lentement, avec une intensité parfaitement distillée, le récit laisse apparaître les failles qui viennent fissurer la jeune femme, craqueler ses certitudes et brouiller ses repères. Inéluctablement on la sent basculer, vaciller et passer de l’autre côté. Un travail de précision diabolique que Gilles David a su mettre parfaitement en exergue grâce à une mise en scène ultra dépouillée, transparente, laissant le texte et les mots frapper le spectateur par la seule puissance de sa comédienne. Et de la puissance, elle en a, Pauline Bayle : la jeune femme qui parait si douce s’affirmera de plus en plus pour n’être plus qu’une machine, un monstre insensible qui obéit et frappe. Obéit et tue, tue et rentre chez elle. On pourrait croire que son personnage possède Pauline Bayle, que cette jeune pilote a pris possession de son corps et de ses phrases, à moins que Pauline Bayle l’ait avalée : quoi qu’il en soit elles ne font plus qu’une et cet être hybride fascine un public hagard, sonné et hypnotisé par son récit.
Du grand, grand art.
Clouée au sol, George Brant
Traduction Dominique Hollier
Mise en scène Gilles David
Avec Pauline Bayle
Les déchargeurs, jusqu’au 3 novembre 2018
Réservations au 01 42 36 00 50