Hamlet en trinité au théâtre du Peuple
Il y a quelque chose de fou au royaume de Bussang cet été, tant le défi lancé par Simon Delétang relève d’une pure gageure : présenter, le temps d’une saison, trois spectacles autour de la figure shakespearienne par excellence. La pièce de Shakespeare, d’une part, le Hamlet Machine de Heiner Müller, dont la lecture fut une déflagration pour Simon Delétang jeune, et enfin Hamlet à part, monologue écrit et joué par Loïc Corbery au Français en 2019. Trois Hamlet, un comédien, une troupe de comédiens professionnels et amateurs comme le veulent les statuts du Théâtre du Peuple, une louve et le sublime théâtre de bois qui s’ouvrira sur la forêt vosgienne.
Alors que Hamlet à part ne sera proposé au public qu’à partir du 21 août, c’est Hamlet que les spectateurs découvrent dans l’après midi. La scénographie toute en noir et blanc rend hommage à celle imaginée par Yannis Kokkos pour Antoine Vittez en 1983. Sur le plateau entièrement vide, des blocs immaculés se déplacent et modifient régulièrement la perspective : dans cet univers très graphique les comédiens, à l’exception de Georgia Scalliet (Ophélie) en robe écarlate, sont vêtus d’austères et longues robes noires (Hamlet étant en pantalon) ; la géométrie linéaire et l’épure de l’ensemble laissent le texte résonner dans un cadre écrin dépouillé à dessein.
Un texte que l’on entend donc clairement dans ce théâtre de bois, où Loïc Corbery est un Hamlet romantique tantôt fougueux, tantôt sarcastique, tantôt désabusé, tantôt maussade. Presque toujours sur scène pendant plus de trois heures, le comédien porte le tout avec brio tandis que Georgia Scaliet est une Ophélie enflammée et vive, dans sa passion comme dans sa folie. A leurs côtés, des comédiens professionnels (on notera les excellents Anthony Poupard (Laërtes) ou Fabrice Lebert (Horacio) et, comme toujours au théâtre du Peuple, des comédiens amateurs qui statutairement représentent 70 % de la distribution. Si cette règle peut faire craindre une inégalité dans les interprétations, la direction d’acteurs et le travail de Simon Delétang la font mentir : Sylvain Grépinet et Hugues Dutrannois jouent sans fausse note un Claudius impérial et calculateur et un Polonius altier et autoritaire. Les autres comédiens ne sont pas en reste et tous complètent avec brio cette distribution : le groupe homogène ne les distingue en rien, le jeu est soudé, généreux, l’ensemble remarquable. Les nombreux rappels et vivats, la standing ovation que fait le public ravi à ce spectacle viennent ponctuer un Hamlet fort réussi, à l’esthétique ultra léchée.
Le texte est un prétexte
Mais c’est aussi pour monter Hamlet Machine que Simon Deletang s’est attaqué à Hamlet, et le texte de Heiner Muller est présenté au public presque immédiatement après. Obscur objet du désir chez Simon Delétang, il reste encore pour moi un objet impénétrable, troublant, insolent autant que saisissant. Les mêmes comédiens viennent ici démonter la pièce qu’ils ont joué juste avant, déconstruire les personnages qu’ils ont interprétés : le très court texte se transforme en itérations chorales lancinantes, reflets des obsessions alcoolisées de leur auteur. Simon Delétang a inséré, dans ce texte énigmatique, un autre opus de Müller : Herackles 2 ou l’hydre, interprété par Baptise Delon, cette fois-ci dans la forêt même. Le tout forme un mélange détonnant de noirceur et de fulgurances … « Ses seins un massif de roses, son ventre la fosse aux serpents » « Mes pensées sont des plaies dans mon cerveau. Mon cerveau est une cicatrice. Je veux être une machine. Bras pour saisir jambes pour marcher aucune douleur aucune pensée » …
Pour appréhender cette deuxième partie, il faut accepter le mystère et se laisser aller, se laisser porter par la scénographie, par le choeur soudé des comédiens. « There are so many things that I don’t understand » : tandis que les Daft Punk résonnent et qu’un crâne-boule à facettes géant descend sur la scène, les comédiens dansent en s’enlaçant… « There’s a world within me that I cannot explain » : alors l’émotion surgit et balaie tous les doutes.
Pas de doute : il y a quelque chose de magique au royaume de Bussang.










Crédit photos : Jean-Louis Martinez
Hamlet, Shakespeare, suivi de Hamlet Machine, Heiner Müller, mise en scène et scénographie Simon Delétang
Théâtre du Peuple, jusqu’au 3 septembre
Avec Marina Buyse, Loïc Corbery, Baptiste Delon, Hugues Dutrannois, Sylvain Grépinet, Salomé Janus, Houaria Kaidari, Fabrice Lebert, Jean-Claude Luçon, Elsa Pion, Julie Politano, Anthony Poupard, Khadija Rafhi, Georgia Scalliet, Stéphanie Schwartzbrod, Alice Trousset.
Lumière Mathilde Chamoux, costumes Marie-Frédérique Fillion
Educatrice Animalière Sonia Lestienne et Nita, chienne-louve